Red Power ! Leonard Peltier et John Trudell, deux vies dédiées au combat pour la fierté amérindienne
#1 - Deux activistes ayant sacrifié leurs vies pour défendre la cause de leur peuple : la libération du premier est l'occasion de réécouter le second et de revenir sur les racines de leur lutte.
“Je partage ce sentiment de culpabilité collective qu’éprouvent un grand nombre d’Américains. Nous n’avons jamais signé un traité que nous n’ayons pas violé par la suite. De toutes les promesses que nous avons faites aux Indiens, la seule que nous ayons tenue est celle où nous leur avons dit que nous prendrions leurs terres” déclara un jour Johnny Cash1. Près de 350 traités ont été signés avec les Amérindiens lors des 100 premières années d’existence des États-Unis, souvent sous la contrainte, presque tous ont été bafoués2.
Bill Clinton, lui aussi, a fait des promesses. À Leonard Peltier, en particulier. Qu’il n’a pas tenues. L’ancien président américain, en poste de 1993 à 2001, avait affirmé en 1996 qu’il “n'oublierait pas Leonard Peltier”, éligible à la libération conditionnelle depuis 1993. Il l’a oublié. Barack Obama n’a pas bougé une oreille. Comme tous les autres présidents.
Jusqu’à Joe Biden, qui dans les dernières minutes de son mandat, a commué la peine de Leonard Peltier en ce mois de janvier 2025, à la surprise générale. Considéré comme le plus ancien prisonnier politique aux États-Unis, ayant toujours clamé son innocence, Peltier se voit offrir la possibilité de vivre ses dernières années en respirant l’air d’une semi-liberté qu’il n’a plus connu depuis le 6 février 1976, date de son arrestation suivie de son extradition par la Gendarmerie royale du Canada, à Hinton, une petite ville en Alberta comptant aujourd’hui 9 640 habitants.
Semi-liberté, car Peltier — âgé désormais de 80 ans — n’a pas été innocenté ou gracié par l’ancien président démocrate : il doit terminer sa peine et donc ses jours à son domicile, en résidence surveillée. L’activiste de la cause des Indiens d’Amérique du Nord a été condamné à deux peines de prison à perpétuité. Il avait passé la frontière canadienne après avoir pris la fuite à la suite d’une fusillade à Pine Ridge, une réserve indienne située dans le Dakota du Sud, au cours de laquelle deux agents du FBI ont été tués.
Accusé, condamné, mais proclamant son innocence des années durant : Leonard Peltier est devenu une icône de la lutte amérindienne. De la styliste punk Vivienne Westwood au rappeur d’Assassin Rockin’ Squat, en passant par les rockeurs énervés de Rage Against the Machine, Carlos Santana, Robert Redford et le chanteur parigot Renaud, nombreux sont ceux à avoir fait référence à Peltier, donnant écho à sa cause.
Black, Brown et Red Power
Pour comprendre, il faut se replonger dans l’époque — la fin des années 1960 et la première moitié des années 1970. Aux États-Unis, nombre d’organisations politiques revendiquant des degrés divers d’auto-défense se créent, dans le sillage des Black Panthers, qui ont pris à bras le corps la cause des Afro-américains, n’hésitant pas à s’opposer à la police si besoin pour protéger les leurs, mais constituant surtout un programme d’éducation et d’aide alimentaire — tels les petits-déjeuners gratuits pour les enfants de la communauté. Les Portoricains des Young Lords dès 1968, Jerry Rubin et le Youth International Party (fondé également en 1968) suivirent le même élan. Des jeunes amérindiens contraints de quitter dans les années 1950 les réserves dans lesquelles ils ont été parqués et s’exilant dans les villes pour trouver de quoi vivre instillèrent à leur tour l’idée d’un Red Power puis fondèrent à Minneapolis, toujours en 1968, l’Indian American Movement (AIM). Leur but : restaurer la fierté d’une communauté persécutée et spoliée depuis la fondation des États-Unis à la fin du XVIIIe siècle.
Leonard Peltier et John Trudell rejoignirent rapidement le mouvement. Peltier dès 1970 participe au sein de l’AIM à des actions non violentes, comme l’occupation du Fort Lawton à Seattle, devenu depuis un centre culturel intercommunautaire. Il lutte pour la sauvegarde des langues autochtones, contre l’alcoolisme qui ronge les tribus au sein des réserves ; et comme les Black Panthers, s’investit dans des actions de distribution de nourriture.
John Trudell fait partie ce ceux qui occupent en 1969 et durant 19 mois l’île d’Alcatraz, en Californie, revendiquant sa propriété et désirant en faire un centre culturel et spirituel. Là étaient autrefois retenus prisonniers des hommes amérindiens, en particulier des Hopis. Depuis, cette occupation est commémorée chaque année en novembre lors de l'Indigenous Peoples Sunrise Ceremony. Le futur chanteur installe un émetteur de radio, lance l’émission Radio Free Alcatraz et devient le porte-parole des United Indians of All Tribes, le groupe qui revendique cette action. L’occupation se termine en juin 1971 : outre les problèmes internes, le gouvernement américain coupe régulièrement l’alimentation en eau et en électricité… Trudell rejoint alors l’American Indian Movement, qu’il présidera de 1973 à 1979, année pour lui funeste.
Leonard Peltier participe à l’organisation par l’AIM de la Trail of Broken Treaties — la Marche des traités violés — en 1972, ralliant Washington depuis la côte ouest3. Laquelle aboutit à l’occupation durant une semaine du Bureau des affaires indiennes — une agence fédérale dictant les lois appliquées aux Amérindiens sans leur participation. Trudell était là aussi. Ils obtiennent qu’un des leurs intègre le Bureau des affaires indiennes à l’avenir.
La cause des native americans est devenue très visible. L’année suivante, le 27 mars 1973, Marlon Brando refuse son Oscar pour le rôle de Don Vito Corleone dans Le Parrain de Coppola (1972) et envoie sur la scène du Dorothy Chandler Pavilion, où a lieu la cérémonie, la jeune actrice amérindienne Sacheen Littlefeather pour expliquer ce refus. En cause, le traitement des Amérindiens par la télévision et l'industrie hollywoodienne. Et les récents événements de Wounded Knee.
Le FBI ne digère pas ces affronts successifs : les membres de l’American Indian Movement sont désormais considérés comme des “ennemis”. Et pourchassés. Emprisonnés, tués s’il le faut. De nouveau.
De Wounded Knee à Wounded Knee
Wounded Knee est le lieu d’un massacre — 150 Amérindiens furent tués — commis le 29 décembre 1890. Qui signa la fin de la résistance armée face à l’accaparement de leurs terres par les colons. Plus tôt dans l’année, Sitting Bull avait été assassiné. Red Cloud avait rendu les armes. Crazy Horse avait trouvé la mort en 1877. Ces trois chefs emblématiques avaient, des années durant, incarné la lutte pour la dignité d’un peuple dépossédé de tout ; car depuis 1854, les Sioux étaient en guerre contre l’armée américaine, tentant de préserver leurs territoires. Ils n’ont pas essuyé que des défaites, loin de là : en 1876, leur victoire dans la bataille de Little Big Horn avait marqué les esprits et le général Custer y perdit la vie.
En février 1973, des membres de l’American Indian Movement occupèrent symboliquement le poste d’entrée de la réserve de Pine Ridge à Wounded Knee, dans le Dakota du Sud, durant 71 jours. Parmi eux, Leonard Peltier et John Trudell. Le but : protester et virer le président de la tribu des Oglala Lakota, Richard Wilson, à la demande de ses membres qui ont font appel à l’AIM pour les aider, ce dernier étant soupçonné de corruption et d’être à la solde du FBI. C’est lui qui va créer les Goon Squads, une milice ultra-violente à son service. Les militants et les membres de la tribu sont encerclés par un FBI équipé de blindés et d’hélicoptères. Les rebelles finissent par abandonner, encore une fois privés d’eau et de nourriture par le blocus fédéral. Deux Sioux ont été assassinés durant le siège. Environ 80 autres seront tués dans les deux années suivantes, par des Goon Squads revanchards. C’est la raison pour laquelle l’AIM est encore une fois appelée à l’aide par la population. Certains membres, dont Peltier, s’installent alors provisoirement dans la réserve de Pine Ridge, sur la propriété de la famille amie des Jumping Bull.
La fusillade
La milice des Goons et le FBI les surveillent, les traquent. Et en juin 1975, Jack Coler, 28 ans et Ronald Williams, 31 ans, deux agents fédéraux4, s’introduisent sur la propriété de la famille où sont installés les militants de l’AIM, poursuivant un Sioux nommé Jimmy Eagle, soupçonné de cambriolage. Une fusillade éclate sans que l’on sache avec certitude qui la débute, les versions divergent. Les deux membres du FBI périssent. Peltier confirme avoir tiré, mais pas en direction de Coler et Williams.
Lors du procès qui se déroule à Fargo, le tribunal ne retient que les témoignages l’accusant, occultant tout ce qui pourrait l’innocenter. Le voilà condamné, deux fois, à perpétuité. En 1995, le procureur Lynn Crook affirme « qu’aucune preuve n’existe contre Leonard Peltier » lors d’une énième audience de la commission de libération sur parole. Sans suite.
L’ancien procureur fédéral James Reynolds, aux affaires lors de l’enquête de Pine Ridge, s’adressa à son tour à la Maison Blanche il y a deux ans comme le relate l’hebdo Marianne : “J’écris aujourd’hui d’une position rare pour un ancien procureur : je vous supplie de commuer la peine d’un homme que j’ai contribué à mettre derrière les barreaux. Avec le temps, et avec le bénéfice du recul, je me suis rendu compte que les poursuites et l’incarcération de M. Peltier étaient et sont injustes. Nous n’avons pas été en mesure de prouver que M. Peltier avait personnellement commis un quelconque délit sur la réserve de Pine Ridge. Je vous demande donc de tracer une voie différente dans l’histoire des relations du gouvernement avec ses Amérindiens en faisant preuve de clémence plutôt que de continuer à faire preuve d’indifférence. Je vous demande instamment de faire un pas vers la guérison d’une blessure que j’ai contribué à créer. Il semblerait juste que l'examen de la clémence pour M. Peltier soit priorisé et accéléré, afin que M. Peltier puisse retourner dans sa famille et vivre ses dernières années parmi les siens »5.
Par le feu
Le 11 février 1979, John Trudell brûle un drapeau américain devant le bureau fédéral à Washington, après des années de persécutions du FBI. Quand il rentre chez lui le lendemain, sa maison a brûlé et ont péri dans l’incendie sa femme enceinte — l’activiste shoshone Tina Manning —, leurs trois enfants et sa belle-mère. Il affirme haut et fort que le FBI est coupable de ce crime. L’enquête tribale dira le contraire. Trudell quitte l’AIM et trouvera le salut dans l’écriture de poèmes dont un premier recueil va paraître en 1981, Living in Reality.
Sa rencontre avec Jackson Browne sera décisive, l’orientant vers la musique. En 1983, paraît Tribal Voice, une première cassette de ses poèmes ornés de sons traditionnels. En Jesse Ed Davis, un Kiowa qui a joué avec Dylan, il trouve un alter-ego et enregistre AKA Graffiti Man, seconde cassette parue en 1986 que l’auteur de Blonde on Blonde apprécie au point de la diffuser avant ses propres concerts. S’ensuit But This Isn't El Salvador en compagnie de Kris Kristofferson, autre fidèle compagnon de route. John Trudell incarne désormais la lutte par ses chansons et suscite l’admiration de ses pairs. Souvent, il couple ses concerts avec des conférences. A.K.A. Graffiti Man, réenregistré en 1992 avec Browne, ressort et devient un classique mêlant blues rock et chants traditionnels, comme sur Rockin the Res, qui ouvre le disque, où Adrian Garcia et Sherry Blakey assurent les chants amérindiens. John Trudell décède le 8 décembre 2015.
La lutte a fini par payer. En 1975, le gouvernement donne de nouveau aux tribus amérindiennes le droit de contrôler leurs vies via l'Indian Self-Determination and Education Assistance Act. Des subventions sont accordées en faveur de l’éducation et de la santé. L'American Indian Religious Freedom Act protège en 1978 les rituels amérindiens. Bill Clinton a reçu les chefs des tribus à Washington. Tout n’a pas encore été réglé, bien sûr. Mais pour Peltier, Trudell et leurs compagnons de combat, l’important était de se dresser face à l’oppression et d’inverser le cours de l’Histoire. Grâce à eux, aujourd’hui, les Amérindiens bénéficient d’un statut qui leur était dénié et leur culture est enfin reconnue. Tous deux l’ont payé fort cher.
“Mais la terre était déjà revendiquée par un peuple quand le cow-boy est arrivé et quand les soldats sont arrivés / L’histoire des Indiens d’Amérique est, à bien des égards, une histoire tragique / Comme ce jour-là à Wounded Knee, dans le Dakota du Sud”, chantait Johnny Cash.
Boîte à outils
Leonard Peltier, Écrits de prison (2000 - Albin Michel - 15 €)
John Trudell, AKA Grafitti Man (1992 - Rykodisc)
Edward S. Curtis, Les Indiens d’Amérique du Nord, les portfolios complets (1997 - Taschen - 20 €)
Frances Desmore, Les Indiens d’Amérique et leur musique (2017 - Allia - 12 €)
S.M. Barrett, Mémoires de Géronimo (2003 - La Découverte - 10,50 €)
Gilles Bibeau, Les Autochtones, la part effacée de l’Histoire (2023 - Mémoire d’Encrier - 22 €)
Les Indiens d’Amérique - American First Nations Authentic Recordings 1960-1961 (Frémeaux & Associés / Musée du Quai Branly - 29,99 €)
Entretien de Johnny Cash avec Serge Kaganski dans Les Inrockuptibles n°57, juin 1994.
Article de Erin Blakemore dans National Geographic le 26 novembre 2020.
Article de Jean-Marc Bertet dans Le Monde Diplomatique en 2002.
Un plaisir de pouvoir bénéficier de ta plume ici. Encore plus quand elle est - en partie - au service de la musique !