Jako Maron, le bleep maloya en orbite
#5 - Le pionnier des musiques électroniques à La Réunion publie un nouvel album sur le label ougandais Nyege Nyege Tapes et son séminal opus avec Force Indigène est réédité : Jako Maron, présentation.
Direction Mourmelon. À l’arrière du camion, de jeunes bougs tentent de se réchauffer dans le brouillard glacé du petit matin ; ce sont des appelés, qui effectuent leurs douze mois de service militaire. Tous sont Réunionnais. Nous sommes en 1990 et il faudra attendre le mois d’octobre 1997 pour que Jacques Chirac mette fin à la conscription. Mourmelon ? C’est loin, très loin de Bras-Panon, d’Étang-Salé ou du Tampon… 11 000 kilomètres. “Et ils chantent ! Pour la première fois, le maloya me touche. Là, c’est différent. Je ressens que l’on a une musique à nous, qui vient du cœur, qui nous relie ensemble. Je perçois une unité que je ne soupçonnais pas au travers d’une musique. C’est mon premier véritable contact avec les chansons maloya” me confie Jako Maron. Celui qui a propulsé le genre dans une nouvelle ère électronique et avant-gardiste, que je qualifierais de bleep maloya, en référence à la scène de Sheffield et au label Warp Records qui l’ont autant influencé que Danyel Waro et Firmin Viry.
Son nouvel album, Mahavélouz, est paru en février de cette année sur le réputé et tout aussi avant-gardiste label ougandais Nyege Nyege Tapes. Rencontre capitale : “grâce à eux, j’ai pris conscience de la valeur de mes sons. Même si je trouve souvent la musique des autres meilleure que la mienne.” Des années dans l’ombre n’ont pas totalement effacé le doute pour cet artiste profondément attachant et peu disposé au moindre compromis, aujourd’hui le premier surpris de son succès — relatif, Jako ne truste toujours pas les premières places des charts ou les trends TikTok, mais ces dernières années, sa carrière a pris un véritable tournant. Au moment où, justement, Jacky Thiburce à l’état-civil s’apprêtait à lâcher en route ses ambitions de créateur pour épouser le parcours d’un intermittent au service des autres.
“J’ai 56 ans. En 2017, avant la rencontre avec Nyege Nyege Tapes, j’étais en train de me dire que c’était un peu la fin au niveau artistique. J’allais continuer d’être intermittent du spectacle, de faire des musiques pour des spectacles pour gagner ma vie… Mais au niveau du rêve de l’artiste qui fait vraiment sa musique, je me disais que j’avais fait mon chemin. Je n’y croyais plus. Ça tient à rien !”
À une rencontre, celle “d’Arlen Dilsizian, l’un des deux fondateurs du label, en 2018. À la Cité des Arts de Saint-Denis ce soir-là, il y a le festival Les Electropicales. Je reste dans mon studio, pas intéressé par la programmation. Mais ma femme part quand-même là-bas. Et bang ! La rencontre. Quand elle revient, elle me dit qu’elle a croisé un gars au bar causant anglais. Ce gars cherche quelqu’un jouant du maloya avec des machines, dont les musiciens de Pangar lui ont parlé. Elle lui dit : je le connais, voilà l’adresse. Arlen se pointe le lendemain chez nous. On échange, je lui fais écouter du son. Il m’explique son délire, il veut sortir un album et repart avec un giga de son sur une clé USB. Une toute petite partie de ce que j’ai sur mes disques durs… Peu après, l’album sort : The Electro Maloya Experiments of Jako Maron.”
“Et bing, je vois des critiques positives. J’existe. Je suis reconnu dans le monde des musiques électroniques. Je suis sur Resident Advisor, Boomkat... Des trucs que je regardais sans jamais imaginer qu’un jour je serais là-dedans ! Tout d’un coup, il y a l’artiste Jako Maron et le style électro maloya. Ce que je fais, c’est une musique de niche. Mais au niveau mondial, la niche est un peu plus grande ! Des gens dans d’autres pays qui aiment ce style peuvent maintenant me trouver et c’est le rêve. Du jour au lendemain, des personnes en Georgie, à Berlin qui organisent des fêtes, m’envoient des messages, jouent mes morceaux. Cool !”
Jusqu’à Aphex Twin, lors d’un festival au Mexique. “Ouuiii ! Je suis heureux ! Ce sont des artistes incroyables, que l’on regarde de loin, qui sont à un autre niveau. Et d’un coup, le gars joue un de mes morceaux ! Là ça m’a vraiment donné le sentiment d’exister. J’étais tellement content !”
L’affirmation d’une identité réunionnaise
Le maloya n’a jamais été interdit officiellement, contrairement à ce qui est encore trop souvent écrit dans les médias métropolitains : aucun texte, ni politique ni religieux, n’a été publié en ce sens.
Héritage culturel issu des pratiques des esclaves africains et malgaches, mêlant chant — avec une alternance soliste / chœurs —, danse et musique, le maloya est par la suite adopté également par les engagés indiens et les descendants de colons. Il est joué dans deux contextes différents mais perméables : le rituel, lors de sèrvis kabaré à la dimension sacrée, incluant la transe et l’hommage aux ancêtres ; et de manière festive, lors des kabars et des bals maloya, où il acquiert une fonction de régulation sociale 1.
S’il n’est pas interdit, le maloya est alors largement ignoré, cantonné dans le fénoir : la culture créole est vouée selon le souhait des autorités métropolitaines à disparaître ou à rester dans un lointain underground, au profit d’une assimilation forcée. Et rien ne semble pouvoir se mettre en travers de cette lente disparition de toute une culture et d’une langue, jusqu’à ce que…
…les velléités indépendantistes surgissent tout autour de la planète, dans le sillage de la fin de la Seconde Guerre mondiale. En Afrique, en Asie, partout un vent nouveau se lève qui commence à frémir à La Réunion à la fin des années 1950. Sur l’île, les revendications décoloniales grandissent au fil des années 1960, grâce à l’impulsion du Parti communiste réunionnais (PCR), fondé en 1959 par Paul Vergès, dont les leaders portent un discours autonomiste. Le bagage culturel créole est alors fièrement revendiqué au sein des milieux conscientisés et/ou politisés.
En face, deux hommes vont lutter pour s’y opposer : Jean-Perreau Pradier, le préfet gaulliste de l’île de 1956 à 1963, bientôt relayé par le député — de 1963 à 1988 — Michel Debré, tout aussi gaulliste et peu ouvert aux voix discordantes. Tous deux ont érigé le PCR en adversaire et commencent à se méfier plus sérieusement de cette musique ou du moins des rassemblements et prises de parole qu’elle engendre, la chassant hors des lieux publics. Les anciens, comme Simon Lagarrigue, militant PCR et beau-frère de Firmin Viry, qui fonda la cruciale troupe Résistance en 1959, regorgent d’anecdotes2 qui rappelleront des souvenirs aux organisateurs de rave party : instruments cachés sous des couches d’herbe à l’arrière de camionnettes pour se rendre sur le lieu du concert, gendarmes les détruisant lorsqu’ils les dénichent, jeu du chat et de la souris pour organiser des kabars, etc.
Firmin Viry, la figure tutélaire du genre, m’a un jour raconté lors d’une visite en sa demeure, sourire en coin, comment les soirées séga qu’il organisait chez lui mutaient en kabar maloya vers 1h du matin, jusqu’à l’aube, dès lors que les forces de l’ordre étaient parties se coucher... Ou comment, parfois, sa liste de chansons et ses textes étaient vérifiés par un officiel avant de monter sur scène.
Sans que l’on puisse parler de récupération politique, mais plutôt d’idéaux convergents, le maloya devient un symbole fort de la lutte anti-colonialiste. Les deux premiers 33 tours de maloya paraissent ainsi sur le label du PCR en 1976 : Le Maloya et le IVe Congrès du Parti communiste réunionnais - Document n°1, qui révèle Firmin Viry à tout un nouveau public, puis Peuple du Maloya. Suivront plusieurs 45 tours. Devenu objet de revendication sociale et d’affirmation identitaire, lié au PCR qui organise des kabars à la fin de ses meetings, le maloya est désormais régulièrement persécuté par les autorités. Et, paradoxalement, prend progressivement place en pleine lumière, gagnant un nouveau public d’où émergera Danyel Waro, lequel découvre le maloya lors d’une fête du journal communiste Témoignages en 1968 et le portera vers des sommets artistiques jusqu’ici inexplorés… Le fameux effet Streisand. Une troisième voie s’ouvre ces années-là pour le maloya : il était cultuel ou festif, le voici désormais politique.
Parallèlement, lors de ces mêmes années 1970, un large mouvement de revival folk et de redécouverte des cultures rurales et ancestrales parcourt la France : en Occitanie avec Le Perlinpinpin, en Alsace avec Roger Siffer, en Bretagne avec Alan Stivell — où la langue bretonne, comme le créole, était prohibée dans les écoles. Sur l’île comme en Métropole, de jeunes chevelus biberonnés au folk américain de Dylan se tournent vers leurs propres racines : l’Histoire retiendra de manière posthume le génie d’Alain Péters (dont Sofa Records a réédité un vinyle) et de ses compagnons des Caméléons, les premiers à propulser le maloya dans une ère nouvelle en le confrontant à d’autres sources musicales. D’autres suivront : Carrousel, toujours avec Péters épaulé cette fois par Loy Ehrlich, Ti Fock, Baster, Patrick Persée et Ziskakan dans les années 1980, jusqu’à Labelle, Maya Kamaty, Agnesca et Loya plus récemment, que l’on retrouvent sur l’incontournable compilation Digital Kabar parue en 2019 sur Infiné.
Comme souvent, l’establishment a perdu. Dès 1981, dans le sillage de l’élection de François Mitterrand, une autre histoire débute. Celle conduisant le maloya vers la reconnaissance universelle, l’inscription au Patrimoine Culturel Immatériel de l’humanité par l’Unesco le 1er octobre 2009, les tournées mondiales de Danyel Waro et d’autres fusions, réinventions, renaissances d’un style qui désormais a su gagner sa place sur la carte de la sono mondiale.
Depuis maintenant quatre décennies, Jako Maron accompagne voire initie ces mutations du maloya. Au mitan des années 1990, on le découvre samplant des boucles issues du répertoire séga pour les marier au rap, en créole, de Ragga Force Filament. Une première. “Avec DJ Lokal, on prend comme base du projet de rapper en créole, pas en français. De là vient aussi la recherche d’originalité en essayant de trouver des loops réunionnais. C’est alors du séga, pas encore du maloya : sur notre premier album, on entend Luc Donat, Roland Raelison et d’autres.” Au même moment, les Fabulous Trobadors à Toulouse avec le répertoire occitan et Massilia Sound System au bord de la Méditerranée avec la langue provençale trouvent le succès avec une recette similaire.
Son alias scénique est directement connecté à cette histoire réunionnaise : “Le Jako, en référence au Jako malbar (culte tamoul à La Réunion), est un personnage à part : peint en vert des pieds à la tête, il fait l’acrobate, mi-homme mi-singe. C’est un des personnages les plus transgressifs de notre culture. Le Maron, en référence aux Noirs marrons, est mieux identifié. Je revendique le fait d’être rebelle dans le son et je voulais me ré-approprier ce mot qui sonne un peu cliché à La Réunion. Je veux lui offrir une vraie modernité et ne pas rester dans le vague souvenir du temps de l’esclavage” explique-t-il sur son site Internet.
Je sors de là, j’ai un acouphène
“Jusqu’à l’adolescence, je n’ai pas de ressenti pour la musique. Ce qui me donne l’impulsion, m’ouvre les chakras, me fait dire : il faut faire de la musique car c’est incroyable, c’est le hip-hop. Et surtout, Prince avec Purple Rain, que je vois au cinéma Eden à Saint-Paul, l’année où ils installent le Dolby Stéréo. C’est mal réglé. C’est… très fort ! Et ça passe crème. Purple Rain, c’est comme si on est dedans. Je sors de là, j’ai un acouphène. Mais je suis changé. Ce jour-là, je sens que la musique, c’est un putain de truc géant !”
Avant ça, dans sa jeunesse, il est bercé par le séga, “au mieux j’entends Michou, qui est un peu maloya. Des musiques d’amusement. Chaque fois que l’on prend la voiture en famille, tous les dimanches et les samedis, on fait des grands tours de l’île. Mon grand-père a des cartouches, ce sont des grosses cassettes 4-pistes, il a Tino Rossi et on l’écoute à l’endroit, à l’envers… Et du séga, Pierre Roselli…” L’une de ses tantes lui fait écouter Bob Marley : “Quand il apparaît… Je m’en rappelle ! J’entends le phénomène !”.
“Je me souviens aussi de la première fois où je vois Danyel Waro. Dans la télé en noir et blanc. Je suis un enfant, allongé sous la petite table du salon tellement je suis petit. Mes tantes et mes grands-parents sont là. Mon oncle regarde les actualités, il n’y a qu’une chaîne. Je me souviens très bien de Danyel, pas vraiment de sa musique, je pense qu’il joue des morceaux de son tout premier album. Je vois ça comme un OVNI. Je n’ai pas plus de ressenti musical, c’est plutôt un ressenti global : quelque chose de totalement nouveau et incroyable, que je ne sais pas comment prendre.”
Au lycée, un ami lui fait découvrir la soul et le funk, “ça me donne le goût d’écouter de la musique. Comme la new wave, qui est le son de mon époque !” Reggatta de Blanc de The Police, Cameo : Jako commence à acheter des vinyles et à collectionner les cassettes copiées. Un autre de ses camarades possède deux synthétiseurs, un Yamaha ADX7 et un Roland D20. Coiffeur, il a les moyens de se les acheter... Jako Maron a 18 ans. Tous deux écoutent Jean Michel Jarre et Vangelis, “les seuls trucs électroniques accessibles à La Réunion dans le commerce. On ne parle que de ça et on essaye de rejouer ces ambiances sur nos synthés”. Nouveau déclic qui l’amène à débuter la composition.
“Le premier rap que j’écoute, c’est Eric B & Rakim. Puis Run DMC — j’ai deux cassettes —, LL Cool J, etc… Aujourd’hui, je suis toujours à fond KRS One et Boogie Down Productions : ça, c’est mon inspiration.” Jako Maron a désormais du son plein les oreilles et l’envie de le partager. Il se rend dans les locaux de radio Frégate, au Port, une radio libre où il lance sa propre émission. Et croise dans les studios un autre animateur, Philippe Bagage, plus connu sous le pseudo DJ Lokal : c’est un précurseur du rap à La Réunion. Les deux connectent instantanément. Lokal capte vite que Jako “se débrouille un peu avec un synthé” et lui propose de monter un groupe pour “aller sur les podiums”. Ragga Force Filament est né.
Jako compose avec son Atari 1040 : le premier ordinateur à intégrer une prise MIDI d’origine, ce qui change tout. “J’utilise un programme qui s’appelle Track12, qui devient Track24. Ensuite, j’ai Cubase, qui permet en branchant un clavier sur l’Atari d’enregistrer des pistes MIDI, de jouer des lignes de basse... J’ai un expandeur, un synthé sans le clavier. Je l’ai toujours. Un Korg qui correspond un peu au Korg M1. Un sampleur, le Akaï S01, le premier du premier de la gamme, il marche avec une disquette : on a 30 secondes de sample ! Je mets tout dans un rack et je transporte ça sur les podiums, avec un gros écran. Je mets la disquette et pendant que se charge le morceau, Lokal est aux platines et fait une session de scratch. C’est comme ça que ça se passe !”
L’album de Ragga Force Filament sort en 1997. “Ça marche un peu, mais pas plus que ça. On nous dit souvent : trop en avance. Les gens à La Réunion attendent du mainstream. À l’époque comme maintenant. Et nous, on est plus sur Public Enemy que sur du mainstream ! On aime les loop bizarres, on n’essaye jamais de coller aux canons du rap qui cartonne…”
Ragga Force Filament s’effrite par manque de succès, malgré ou à cause de l’originalité du projet, qui pose cependant les bases de ce que sera le parcours de Jako Maron : un défricheur, un geek du son, toujours prêt à repousser les limites, à épouser un nouveau style de musique, tout en mettant en lumière la culture créole. À la fin des années 1990, il s’achète un graveur de CD : “ça m’a pété la tête ! Pas possible, on peut graver des CD ! Avec les amis, on part acheter des caisses de CD vierges…” Il sort des mixtapes non déclarées, sauvages, expérimentales, avec du rap et des loops, des invités. “Ça s’appelait Le Train la Kour. Un jour, un gars est venu me voir…”
OK, faisons un morceau
Francky Lauret. Un poète, habitué des kabars fonnkèr, ardent défenseur de la langue créole. “Il me dit qu’il a écouté et adoré cette mixtape, qu’il la passe à ses élèves, leur posant des questions dessus. Qu’il est poète et aimerait participer. Je lui réponds ok, faisons un morceau.” Kissa mi lé est intégré au projet suivant de Jako, Lo Son Koloni, conviant en 2001 de multiples invités comme DJ Dan, Chakal, Musta… “C’est le meilleur morceau de cet album ! Sa poésie amène une profondeur, une folie, une légèreté… que je ne trouvais pas dans le rap.”
Pour Jako Maron, la poésie n’est pas une inconnue : il collabore régulièrement avec l’association Lerka, “qui fait du développement d’artistes : peintres, danseurs ou poètes. Transdisciplinaire. Antoine du Vignaux, le directeur, me sollicite alors souvent pour animer des ronds de poètes, il appelle ça L’Entourage Pintade. Moi je viens, je fais ma musique électronique très expérimentale, en soutien derrière ces poètes.”
C’est aussi durant cette période que Jako et Francky découvrent Slam, le film de Marc Levin avec Saul Williams, sorti en 1998, “qui nous a retourné la tête !” s’exclame-t-il. “Après avoir écouté le disque de Saul Williams, on s’est dit : allons faire un album. Francky m’a présenté un autre poète, Babou B’Jalah.” Bibas, un ami également producteur de musiques électroniques, rejoint l’aventure comme Sami Pageaux-Waro, le fils de Danyel, qui n’a pas encore monté son propre groupe Lo Gryo.
“L’inspiration vient vraiment de Saul Williams et du film Slam. On le rencontrera des années plus tard, quand il viendra au festival Sakifo puis au Palaxa. On a pu lui parler, délirer avec lui : incroyable. On l’a emmené au rond maloya à Saint-Denis, il était trop content !” Force Indigène fait quelques dates à l’époque avant de disparaître dans les limbes. Tout en laissant une trace profonde sur l’île : cet album est aujourd’hui un classique de la discographie réunionnaise, tout juste réédité en vinyle. Et le projet a été réactivé le 10 octobre 2024 pour un concert unique en ouverture du festival Les Electropicales. “Je n’ai même pas pensé à ressusciter ce projet : c’est Thomas Bordese qui m’a sollicité !”
Thomas Bordese, le directeur du festival, abonde : “Force Indigène, c’est une idée que j’ai depuis longtemps dans les tuyaux. On a mis trois ans avant d’arriver à la réaliser. C’est un album fondateur de la musique électronique à La Réunion. Le DJ Boogz Brown avait utilisé un track de Force Indigène quand on l’a fait jouer pour sa Carte Blanche à Ilet Bethléem, ça m’a donné encore plus envie de le ressortir. J’ai contacté Jako Maron, Franky Lauret et Babou B’Jalah, ils ont donné le go ! Jako a retravaillé toutes les pistes, il nous a dit qu’elles étaient perdues. On a monté une résidence de création à la Cité des Arts et un concert au festival. Un pan d’histoire : j’ai beaucoup aimé le public en première ligne qui connaissait les paroles, c’était un très bon moment.”
Jako précise : “Aux Electropicales, on a joué en comité restreint : à l’époque, on était dix sur scène — il y avait Sami Waro, Jean Aménoutou, Laope et plein de têtes que je connaissais… Là, c’était juste Francky, Babou et moi. En réécoutant les morceaux, je me suis dit : ça ne va pas, je n’y arrive pas ! J’ai donc tout repris, remixé, j’ai continué la recherche quelque part, car à l’époque en 2004, Internet n’était pas aussi développé, la musique n’était pas aussi répandue. Alors que là, j’ai pu trouver tous les éléments dont j’avais besoin pour faire l’album comme je l’entendais : j’ai boosté les morceaux. Ce que j’ai joué en live, ce n’est pas l’album original.”
“Je suis super étonné de l’accueil des gens ce soir-là. Pas que je ne crois pas en ce que je fais, mais… Les gens qui sont venus étaient à fond les ballons, connaissaient les textes. C’était la messe ! Les gens étaient heureux, certains en larmes. Incroyable ! Mais quelque part, ces morceaux tiennent toujours la route.”
Le lien entre Jako Maron et les poètes va perdurer. En 2009, sur son album Saint Extension, on retrouve John Giorno et Stéfan Hart de Keating… “C’est Antoine du Vignaux, le directeur de Lerka, qui sent le truc. Il fait venir Julien Blaise et John Giorno à La Réunion. Il me dit : Giorno est là, ce serait bien de l’enregistrer. OK, Antoine. Il l’amène chez moi. John se prépare au micro, je prépare mes sons. Et il se lance. J’enregistre deux titres : The Death of William Burroughs et There was a Bad Tree. Je garde ça. Sur Saint Extension, je place ce morceau, The Death of William Burroughs, que je croise avec un titre de la famille Gado de Saint-Paul. Eux, dans leur morceau, ils pleurent la mort, ça dit — Ah je suis tout seul, il ne reste que moi sur la Terre, avec un chant très triste et mélancolique ; et là-dessus j’enchaîne avec la voix de Giorno, ça fait un super morceau que j’aime bien.”
Je n’ai rien contre Dave Gahan, mais…
C’est avec cet album que Jako Maron lance pleinement sa quête d’un maloya électronique, une idée en partie inspirée par… Depeche Mode. “Ado, j’écoute beaucoup de new wave. Depeche Mode, chaque fois qu’il y a un album, je guette le maxi, je suis fan de ça : j’achète presque tous les EP de ce groupe disponibles à La Réunion, pour écouter la face B. Non seulement il y a le remixe, mais il y a aussi la promesse de morceaux inédits, d’instrumentaux complètement fous, absolument pas mainstream. J’adore ça et c’est resté. Je suis fan de Martin Gore ! Je trouve cette musique extraordinaire et elle m’inspire toujours. Je l’ai tellement écoutée que malgré moi, dans certains remixes que je fais de maloya en électro, ça me fait rire mais… j’entends les sons des synthétiseurs de Depeche Mode ! Je les reconnais quand je les réécoute. Dans ma voiture, j’ai une grosse clé USB remplie de Depeche Mode. Je me suis fait un délire : j’ai passé une bonne partie de leurs derniers albums dans l’intelligence artificielle et j’ai enlevé la voix : j’écoute que l’instru ! (rires). Je n’ai rien contre Dave Gahan, mais il y a un moment où ça part un peu trop en crise d’ado, c’est un peu daté parfois… Alors que la musique tient toujours la route.”
Un des maxis de Depeche Mode, The Darkest Star, marque particulièrement le Réunionnais. Le remixe signé James Holden, surtout. “Ça me mets la puce à l’oreille : voici une direction vers laquelle on peut aller en ternaire. Au début, j’entends vraiment un roulement maloya ! Je n’y suis jamais arrivé, mais c’est une direction vers laquelle je souhaitais aller, ça m’a beaucoup inspiré.”
Une direction qu’il va suivre et affiner en compagnie de l’autre rencontre capitale de son parcours : Raphaël Vendramini, plus connu sous l’alias Automat. L’un des DJ et producteur les plus talentueux et originaux du début des années 2000, passé par Nuits sonores, Astropolis et autres scènes de référence, lui aussi grand fan de Depeche Mode, d’Aphex Twin et de Danyel Waro. “Automat, c’est un grand pas dans mon parcours !” me dit Jako. “Il m’a beaucoup fait avancer et m’a permis de passer à un autre stade. C’est grâce à lui ! Il est venu me voir, car il avait entendu Zamalgame. Il avait vraiment flashé et on ne s’est plus lâché. Il m’a bien expliqué des trucs tout simples, on a écouté plein de morceaux de musiques électroniques en en parlant beaucoup. C’est la première fois que je tombais sur quelqu’un avec qui je pouvais partager sereinement au sujet de la musique et qui la connaissait vraiment, tu vois ?” Je vois.
Et j’ai demandé à Automat quel souvenir il conserve de leur collaboration : “Jako est intimement lié à mon passage à La Réunion. Je pose mes valises en 2008, on se rencontre rapidement grâce à la chanteuse de Zong, Sandrine Ebrard. On fait connaissance et je crois que l'on fait le remix de Waro (Po Mwin Maloya) dans la foulée, en une journée. Le courant passe tout de suite ! Il est super accueillant et je rencontre un passionné de machines, comme moi. On est fait pour s'entendre. Il m'initie à la musique réunionnaise, traditionnelle ou pas — j'ai encore la cassette de Carrousel qu'il m'a offert —, mais aussi à sa vision du maloya, qui est unique et très novatrice. Je suis surpris, honoré et très motivé quand il me propose de faire la production de son album Saint Extension. Ça me permet d'entrer de façon concrète et privilégiée dans l'élaboration de sa musique.”
“Certains de mes morceaux”, reprend Jako Maron, “je les arrange classiquement, tout est bien séparé, retravaillé. Mais d’autres sont enregistrés pendant que ça tourne dans le studio et que c’est bon. C’est différent et ça me plaît bien. J’ai commencé à prendre conscience de cette méthode avec Automat. Le remixe de Danyel Waro, Po Mwin Maloya, c’est un morceau que je faisais déjà seul, quand on le rejoue dans le studio chez un ami avec Raphaël, on l’enregistre en une seule prise ! J’avais toujours entendu parler de la légende du studio jamaïquain où l’on enregistre en one-shot. Je savais que ça existait, que l’on pouvait le faire comme ça, mais je ne pensais pas y arriver. Maintenant, je sais que ça fait aussi partie de ma méthode pour composer des morceaux.”
J’ai même ajouté de la distorsion
Une méthode appliquée, bien évidemment, pour composer ce nouvel album, Mahavélouz, lequel a pour particularité d’être en grande partie dédié à la mise en valeur du bobre — ou bob —, l’un des instruments usuels du maloya, un arc musical qui a de multiples cousins : berimbau au Brésil, dzendze lava à Mayotte, jejilava à Madagascar ou chitende au Mozambique. “J’aime beaucoup cet instrument, mais on ne l’entend pas beaucoup s’il n’est pas amplifié. Du coup, je l’ai amplifié. J’ai même ajouté de la distorsion et des effets : une recette que j’ai mise au point il y a deux ans, avec laquelle j’ai composé mon live act. Je joue donc ces morceaux en concert depuis un moment, c’est là-dessus que je fais danser les gens.”
“Mais ces gens, à la fin des concerts, me demandaient : — De quel album c’est extrait ? Ce n’était nulle part. L’année dernière, j’ai donc dit à Arlen : je veux sortir un nouvel album, je veux que ce soient les morceaux de mon live. J’ai finalisé les morceaux, je les ai réarrangés car en concert je les joue pendant huit ou dix minutes : c’est comme une cérémonie, il faut amener la transe. Je fais ma Black Celebration à ma manière, je peux faire tourner le bobre longtemps avant de lâcher le beat.”
“Pour enregistrer le bobre, j’ai appelé un musicien, un maloyer. Je l’ai payé et je lui ai dit : ce ce que je veux, ce sont les phrasés et les articulations — car il y a des articulations avec cet instrument, on met la calebasse contre l’estomac et quand on l’éloigne ça fait le ahoo ahoo. Toutes les cadences, aussi. Le musicien jouait ça pendant trois minutes, j’enregistrais. Avec un grand bobre, puis avec un plus petit. Ces deux pistes de trois minutes chacune, je les ai mises dans l’ordinateur, je les ai alignées sur la grille très droite et j’ai découpé toutes les cellules intéressantes. J’ai re-combiné ces cellules en cherchant des phrases, les plus funky possibles, les plus roots. Et à partir de ces phrases, j’ai construit mes morceaux. C’est ça, le processus.”
Aujourd’hui, son bleep maloya est reconnu, enfin, sur son île. À commencer par ses aînés, les tenants d’un maloya plus traditionnel. “Je vais souvent sur le rond maloya de Saint-Denis. Je rencontre les maloyers, avec eux il n’y a aucun problème. À commencer par Danyel Waro. Les remixes que j’ai fait de Danyel, dès que j’ai eu l’occasion de le rencontrer, je lui ai fait écouter et je lui ai demandé la permission de le faire. Il m’a dit que ce n’était pas sa tasse de thé, mais qu’il n’y avait pas de problème. D’autres groupes que j’ai remixés m’ont dit qu’ils adoraient. Les maloyers, ils ont beaucoup tourné dans le truc, et entendre une évolution, ils aiment : il n’y a pas de problème. J’ai l’impression, du moins. Beaucoup aiment et comprennent mon travail : ce que je fais, c’est re-contextualiser un son, une parole, un état d’esprit. Les gens entendent ça et ça les rend fiers.” Comme, quelques années plus tôt, un jeune conscrit dans un camion en direction de Mourmelon.
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Boîte à outils
Ragga Force Filament, Nana 7.i.M (1997 - Discorama)
Lo Son Koloni, s/t (2001 - 30Kill)
Force Indigène, Zamalgame (2003 - 30Kill)
Jako Maron, Saint-Extension (2009 - 30Kill / Bi-Pole)
Jako Maron, The Electro Maloya Experiments (2018 - Nyege Nyege Tapes)
Jako Maron, Mahavélouz (2025 - Nyege Nyege Tapes)
Compilation, Digital Kabar (2019 - Infiné)
Le Quotidien de La Réunion et en particulier les formidables articles de David Chassagne
Maloya, musique traditionnelle de La Réunion - livret de l’exposition du PRMA, par Fanie Précourt et Guillaume Samson (2011 - PRMA)
L’agenda de Jako Maron
Jeudi 19 juin : Metek Festival (Toulon, France)
Vendredi 27 juin : Tumult Kultur (Sunne, Suède)
Samedi 28 juin : Tumult Kultur (Sunne, Suède)
Dimanche 29 juin : Cave 12 (Genève, Suisse)
Vendredi 4 juillet : Roskilde Festival (Danemark)
Samedi 12 juillet : Nyege Nyege Festival / Vivres de l’Art (Bordeaux, France)
Dimanche 13 juillet : Nyege Nyege Festival / Vivres de l’Art (Bordeaux, France)
Maloya, musique traditionnelle de La Réunion - livret de l’exposition du PRMA, par Fanie Précourt et Guillaume Samson (2011 - PRMA)
Le Quotidien de La Réunion du 7 août 2005